Catastrophe

Feyzin, 4 janvier 1966. La première « catastrophe industrielle » de l’ère environnementale ?

Le 18 décembre 1965, Marie-Joëlle Coste, 18 ans, épouse Robert Amouroux à Chasse-sur-Rhône. Robert est alors ouvrier, tuyauteur-monteur au sein de l’entreprise Socaltra, une entreprise dont les services sont sous-traités par les grandes entreprises pétrolières et chimiques de la région. Selon les mots des travailleurs de cette entreprise, ils sont « loués » auprès de ces grandes entreprises. Au cours du mois de décembre 1965 et de janvier 1966, Robert a ainsi été « loué » à la raffinerie de Feyzin, inaugurée au printemps 1964. Cette infrastructure est alors présentée comme le fleuron d’une modernité symbolisée par les industries de flux. Le raffinage de pétrole ouvre la possibilité de diversifier les activités économiques de la chimie lyonnaise, celle-ci suscitant la création d’un réseau desservant des usines dépendant du raffinage pour poursuivre leur activité. La pétrochimie n’est pas aussi massivement pourvoyeuse d’emplois que ne peut l’être l’industrie automobile dans la même période, ou que ne l’a été le secteur du textile par le passé : toutefois, un journaliste peut noter que Robert Amouroux « travaillait dans ‘le pétrole’ depuis l’installation de l’usine, comme beaucoup de jeunes de la région » [renvoi vers un article de presse]. Bâtie en deux années, la raffinerie doit accueillir le pétrole provenant d’Algérie, dans un contexte où le pétrole est devenu l’énergie la plus consommée dans le mix énergétique français et où les hydrocarbures du Sahara parviennent en France à un tarif inférieur au marché international (en vertu de la politique du « pétrole franc » discutée en préparation des accords d’Evian).

Dans la matinée du 4 janvier 1966, vers 7h, Robert Amouroux quitte sa résidence, rue de la Garenne à Sérézin-du-Rhône où il réside avec Marie-Joëlle depuis le 27 décembre. La météo est fraîche, le thermomètre peine à dépasser les 4 degrés en ce matin d’hiver. En prenant la direction du bourg de Sérézin, il chemine sur une route encore entourée de champs, le village étant encore très peu densément urbanisé, malgré l’apparition de premières zones pavillonnaires au cours de ces années. Afin de rejoindre son entreprise à Feyzin, Robert Amouroux s’engouffre sur l’autoroute menant vers Lyon : une infrastructure moderne, ouverte quelques mois auparavant. Une dizaine de minutes plus tard, il longe la raffinerie lorsque son attention est retenue par une brume anormale. Celle-ci est provoquée par le dégagement d’un propane, provenant d’une fuite d’une sphère de stockage d’hydrocarbures. Il arrête alors son véhicule en bord de chaussée pour identifier la cause de ce brouillard et, en sortant de sa voiture, une inflammation de la nappe gazeuse intervient, provoquant un premier incendie qui menace désormais les autres sphères de propane à proximité. Grièvement brûlé, Robert Amouroux est retrouvé quelques minutes plus tard par deux ouvriers briquetiers-fumistes, qui se rendaient également à leur travail, sur un chantier à proximité de la raffinerie. Ils alertent les secours afin que le brûlé soit pris en charge.

 

Pendant ce temps, les sapeurs-pompiers de Lyon et de Vienne arrivent vers la raffinerie afin de maîtriser le feu. Vers 8h30, plusieurs ingénieurs de la raffinerie estiment que le fonctionnement des soupapes de sécurité au sommet des sphères permet d’éviter leur explosion. Pourtant, vers 8h45, c’est le bruit de l’explosion de l’une de ces sphères qui réveille Marie-Joëlle Coste, à 4 kilomètres de la scène de l’accident. Ce n’est qu’une demi-heure plus tard qu’un salarié de l’entreprise Socaltra l’informe des blessures de son mari, transporté à l’hôpital Saint-Luc, à Lyon, où il décède quelques jours plus tard des suites de ses blessures. Ce sont finalement 18 salariés de la raffinerie, ainsi que des entreprises sous-traitantes et des pompiers, qui décèdent des suites de cette explosion. Les dégâts matériels sont considérables, marquant un périmètre de plusieurs kilomètres autour de l’usine.

Dans la foulée de la catastrophe, l’industrie et le pouvoir municipal se montrent soucieux de réparer les dommages et de retrouver un équilibre local. Un accord entre les édiles et l’entreprise est ainsi trouvé afin que les riverains sinistrés puissent se rendre à la mairie pour exiger des travaux de réparation, sans avoir à avancer les frais de réparation [renvoi vers un document municipal]. Dans le même temps, la médiatisation de l’événement contribue à une vaste de levée de fonds, portée par plusieurs comités qui offriront un secours financier et moral aux familles des victimes et aux blessés. S’il est difficile d’évaluer, en l’état actuel, les sommes versées par les entreprises à leurs salariés, la comptabilité des secours extérieurs se trouve dispersée dans plusieurs fonds d’archives. D’un côté, la mairie de Feyzin soutient l’organisation d’un Comité des sinistrés. A l’été 1966, celui-ci dispose d’environ 190.000 francs. Parmi les familles des personnes décédées, il établit un barème consistant à verser 3000 francs par famille, en ajoutant 1500 francs par enfant à charge. Les veuves qui furent auparavant indemnisées par la raffinerie sont exclues du dispositif. D’un autre côté, un comité intersyndical récolte près d’un million et demi de francs. Il acte ainsi de verser 10.000 francs à chaque famille de victime, et 2000 francs pour chaque hospitalisé, en complétant ces versements selon un barème intégrant le nombre d’enfants en charge.

Un an après l’explosion, l’affaire paraît donc close pour la municipalité et l’entreprise. Or, la procédure judiciaire s’inscrit dans une temporalité plus longue. Le premier procès se tient ainsi devant le Tribunal de grande instance de Vienne en février 1970, avant un examen par la Cour d’appel de Grenoble en janvier 1971. Ces deux procès sont l’occasion d’une expression protéiforme d’une gauche radicale, dont les paroles semblent toutefois refléter une méconnaissance des rapports sociaux ambivalents qui marquent ce territoire industriel [renvoi vers un tract]. Parmi les cinq prévenus, dont le directeur de l’entreprise Rhône-Alpes et celui de la raffinerie, la Cour d’appel condamne seulement les deux ouvriers responsables de la manœuvre. Couverte par l’amnistie présidentielle, cette sanction se veut symbolique et témoigne d’une volonté d’oublier la catastrophe.

Quelques mois après la catastrophe, la raffinerie s’est en effet dotée d’une unité de vapocraquage, permettant la fabrication de dérivés pétroliers qui alimentent un vaste réseau d’entreprises dans la région [renvoi vers le schéma des dérivés]. Quelques mois après les procès, la raffinerie peut ainsi éditer une brochure se voulant rassurante quant à la conduite de l’usine. La dernière image de cette brochure montre ainsi une torchère de la raffinerie, au cœur de la nuit, accompagnée d’une citation biblique : « Elle sait l’utilité de son labeur, de la nuit, sa lampe ne s’éteint » [renvoi vers l’image].