Coupure de presse, Le Point, 11 octobre 1982 : Pollution de l’eau : un document pour y voir clair.
Pollution de l'eau : un document pour y voir clair
Un document officiel et confidentiel recense les supers pollueurs de l'eau : sur vingt-mille usines surveillées en France, 350 provoquent à elle seule la moitié de la pollution.
Vendredi 10 septembre, 07h30 : ce sont les ouvriers du barrage de Reventin-Vaugris, en aval de Lyon, découvrent le désastre à leur prise de poste. Des poissons flottent par paquets dans le Rhône le ventre en l'air. D'autres remontent à la surface, s'agitent sur un fonds de liqueur noir, puis se mettent à voguer inerte, emportés par le courant. À prix d'énormes brêmes, de brochets, des tanches barbouillent la surface de l'eau. Et s'étirent en tâche blanche sur plusieurs dizaines de kilomètres.
Des signes de pollution qui ne trompe pas. Les jours suivants, des pêcheurs, des soldats, des pompiers, vont ramasser près de 60 tonnes de poissons morts. L'odeur est si pestilentielle que certains “sauveteurs” sont obligés de se protéger le visage par un masque. Il faudra près de 5 jours pour débarrasser le fleuve des derniers cadavres décomposés sous l'effet de la chaleur.
Cinq jours. C'est le temps qu'il faudra aussi à la direction de Rhône-Poulenc pour expliquer, embarrassée, lors de la réunion de son comité d'établissement, que des composés d’hydroquinone, bien été déversé par son unité “chimie fine” au bord du Rhône, à Saint-Fons. “Mais précise pudiquement ces dirigeants, rien ne permet encore de conclure à la responsabilité de l'usine.” Juridiquement, c'est vrai. Des plaintes ont bien été déposées, notamment par Camille Vallin sénateur, maire (PC) de Givors, ou par Louis Mermaz, Président de l'Assemblée nationale et maire (PS) de Vienne ; mais, pour l'heure, la justice n'a pas encore rendu son verdict.
Pourtant, autour de Lyon, on s'émeut. À juste titre cet accident est en effet le 2nd du genre en l'espace de six ans. Le 11 juillet 1976, déjà, vingt tonnes d'acroléine - un produit très toxique - furent déversés dans le Rhône à la suite d'une erreur de manipulation d'un ouvrier de l'usine produits chimiques Ugine-Kuhlmann de Pierre-Bénite. Résultat : 360 tonnes de poissons tuées et un procès qui conduira les dirigeants de la société en correctionnelle.
Les temps changent. Cette fois, le ministère de l'environnement réagit avec une extrême vivacité. C'est une première en France : un communiqué indique ainsi que Michel Crépeau demande que les auteurs de ces pollutions soient sanctionnés de manière exemplaire ; Une action qu'il mènera de concert avec Robert Badinter. Et le lendemain, Gérard Worms, le directeur général de Rhône-Poulenc, est reçu solennellement au ministère, à Neuilly, par le directeur de cabinet de Michel Crépeau.
Avertissement, ou manière de décerner le bonnet d'âne ? un peu des deux probablement. L'usine Rhône-Poulenc de Saint-Fons est en effet depuis longtemps sur le gril. Elle fait partie des champions de la pollution des eaux en France. À ce hit-parade en eaux troubles, Elle occupe même le 9e rang.
Obtenu grâce à ce précieux indicateur qu'est la redevance payée par les entreprises aux 6 agences financières de bassin - véritable mutuelle de l'eau - ce classement figure dans un document officiel et confidentiel. But recherché par les experts qui effectuent ce travail depuis 1974 (le dernier du genre que Le Point publie cette semaine) ; Renforcer leur surveillance dans ces usines catalogues “à haut risque” et affiner ainsi leur carte de la pollution en concentrant leurs efforts sur ces “points noirs industriels” afin de réduire au minimum l'éventualité d'un accident comme celui du 10 septembre.
Car, pour les spécialistes, aucun doute : après les collectivités locales, c'est bien l'industrie qui est l'un des premiers pollueurs de l'eau en France. “elle est à l'origine de 45% de la pollution des eaux continentales”, constatent des experts. A ce tableau, ces mêmes spécialistes ajoutent trois constats :
1. Un nombre extrêmement limité d'entreprises contribuent à la majeure partie de la pollution des eaux. Sur près de 20000 établissements plus particulièrement suivis à cet égard, 350 seulement étaient responsables en 1980 de la moitié de la pollution.
2. Certaines activités sont plus polluantes que d'autres. Tout comme l'agro-alimentaire (laiterie, abattoir), l'industrie chimique représente à elle seule plus du quart de la pollution.
3. La pollution est concentrée géographiquement. 4 régions sont plus particulièrement menacées : Ile de France, Rhône-Alpes, Haute-Normandie, Nord-Pas-de-Calais.
Question : n'est on pas tenté de baisser les bras devant de telles réalités ? Bien sûr, la pollution zéro n'existe pas. Même propre, l’industrie pollue. Tout comme on ne fait pas de frites sans fumée, on ne se dote pas d'une industrie lourde sans nuisance. Seulement, l'eau étant un bien trop précieux, tout doit être mis en œuvre pour limiter au minimum sa pollution - non simplement pour la stabiliser, comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui.
Or des solutions existent. Les progrès accomplis ces dernières années par différents industriels le démontrent. L'exemple de l'étang de Berre est à cet égard significatif : en dix ans, alors que de nouvelles unités ont été construites, la pollution y a diminué de façon spectaculaire dans un rapport de plus de 1 à 10. À la raffinerie Shell de Pauillac, en Gironde, là aussi on a battu des records : De 1973 à 1977 par exemple, le débit d'eau rejeté a diminué de 85% passant de 350 m cubes par heure à 300 m cubes.
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